Tenter de définir les usagers selon la forme du « toit » que les personnes ont ou non sur la tête, c’est omettre toutes les questions relatives à l’accès au travail, à l’exclusion sociale, à la précarité relationnelle ou relatives aux besoins, envies et plaisirs du corps qui fondent ou qui peuvent fonder la nécessité des bains-douches. Ici, le dénominateur commun c’est l’usage et l’accès à l’eau.
Nous croisons donc dans les Bains-Douches de Gerland, des personnes qui - la nuit précédant notre rencontre - ont dormi dehors, des travailleurs précaires qui logent en caravane, camion ou voiture, des prostituées qui travaillent non loin, des personnes ayant un toit sur la tête, mais qui ici économisent un peu de charges locatives ou trouvent l'eau dont elles ont été coupée. Nous croisons des personnes dont l’accès au bac à douche de leur appartement leur est impossible bien souvent parce que celui-là nécessiterait une condition physique particulière (pouvoir enjamber les toilettes situées devant par exemple), ou à cause de la surpopulation dans le logement. Nous croisons aussi des « voyageurs », des « travelers », des nomades, des expérimentateurs d'une autre vie et des personnes qui, sur la route du retour à leur logement après un travail harassant ou non, préfèrent venir ici. Nous rencontrons enfin des personnes qui viennent là pour partager un temps en famille ou entre amis, comme d’autres iraient au hammam, pour prendre un temps pour soi, pour être présentables au milieu des autres.
On vient aux bains-douches pour se laver, mais pas que…
Se laver est l’un des moments où se construit la relation à son corps et à soi-même. C’est un geste élémentaire, peut-être le tout premier geste du soin. Et du soin de soi par soi. Ici on s’occupe de son corps, on se retrouve physiquement et psychiquement. Au delà de l’examen de celui-ci - premier bilan de santé indispensable, on s’en occupe, on le bichonne, on soigne son apparence, on se rase, se maquille, se lave les cheveux, etc. C’est un temps hors du temps quotidien. Le temps de prendre le temps, le temps de réfléchir, pour certains de prier, de chanter aussi. Le plaisir fait le plus souvent parties de ce temps et le passage aux bains-douches est symbole de pause dans une journée, il permet de « repartir d’un bon pied ». (Chantal Deckmyn, « Pour un espace public hospitalier - Manuel pratique à l'usage des villes » Rapport pour la Fondation Abbé Pierre, 2017).
Les Bains-Douches constituent un lieu de sociabilité important.« L’eau est un facteur de lien social » (Deckmyn). Dans un passé pas si lointain, et au delà de l’espace d’intimité indispensable à l’acte de se laver que les Bains-Douches fournissent, ceux-ci étaient considérés comme des espaces usuels de la vie publique et ainsi pris dans le maillage de la planification urbaine. Au cœur des urbanités précaires, invisibles et mobiles, les Bains-Douches ont conservé cette posture de lieu public, indispensable à la vi(ll)e ensemble. Ils favorisent, dans le parcours de l’habiter éclaté, les relations sociales. Ici, on vient échanger, causer. On vient pour ne pas se retrouver seul(e), sortir d’une précarité relationnelle. On y vient « voir du monde », se confronter aux autres, y trouver le miroir nécessaire pour « être ». Pour se situer. C’est le territoire de l'épreuve humaine de l'habiter (Jean-Philippe Pierron « La poétique de l'eau : pour une nouvelle écologie », ed François Bourin, 2018.). On y vient commercer un peu aussi. Repère urbain, il permet un temps l’ancrage territorial de l’habiter. Dans les différents déplacements que connaissent certains des usagers transbahutés d’un quartier à l’autre au gré des places d’hébergement, ou encore dans les re-connexions avec sa culture, les Bains-Douches apparaissent alors comme le socle du monde connu, des habitudes (Thierry Paquot « Habitat, Habitation, habiter. ce que parler veut dire... », in Informations Sociales, n°123, 2005, logement, habitat, cadre de vie).
On vient aux bains-douches pour se laver, mais pas que…
Mamadou « On sait bien que si tu te laves, tu vas avoir la santé, tu vas avoir des relations avec des gens, tu vas aussi oser te rapprocher des gens parce que si tu n'es pas propre, tu n'oses pas faire ça. ». Sabeg : « une fois que je sors de chez moi... mon 1er réflex c'est d'aller prendre ma douche... alors je viens là et je passe aussi dans l'après-midi avant de rentrer ». Corentin : « actuellement je vis dans ma voiture et du coup, c'est mon seul moyen d'être présentable et propre ». Fatima : « Ça fait 8 ans que je viens une fois par semaine avec ma maman. ça lui fait une petite sortie, ça lui rappelle un petit peu le pays d'où on vient... En France, il y en a beaucoup des hammams, mais là on est seule. On est dans l'intimité quand on est seule... Pour ma maman, elle préfère ici, (...) elle a pris l'habitude. »