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aigle

Nous rencontrons Nexhmie dans la cuisine collective de son étage, lorsque nous nous aventurons pour la première fois à l’intérieur du foyer pour y capter quelques ambiances sonores. Elle est la maman de la mascotte du CADA : Ouerda, malicieuse petite fille au tempérament déjà bien affirmé pour ses 3 ans. Alors que nous déambulons dans les espaces communs, nous nous approchons de la cuisine, point de lumière au fond du couloir et nous tombons sur Nexhmie. Nous la saluons et tentons de lui expliquer que nous sommes là pour rencontrer des habitants qui, comme elle vivent ici de manière transitoire, dans l’attente d’accéder à une situation plus stable. Nous lui expliquons nos compositions de portraits sonores et notre objectif de valoriser ces voix, la sienne aussi donc. Elle nous explique qu’elle ne parle pas français, qu’elle ne sait pas quoi nous dire. Nous la sentons gênée alors nous lui expliquons que nous ne l’enregistrons pas maintenant, qu’on prendra un RDV plus tard, si elle le souhaite.

C’est alors qu’avec ses gestes, quelques bribes de mots en français, mais aussi avec l’aide de sa fille qui traduit, Nexhmie va nous raconter le quotidien au Kosovo qu’elle a fuit dans l’espoir d’une vie meilleure pour elle et sa fille. Elle nous raconte qu’elle est couturière et que son salaire là-bas équivaut au loyer minimum : elle ne s’en sortait plus. On comprend que la situation était aussi devenue très compliquée sur le plan personnel. Nous la questionnons sur la vie qu’elle mène désormais au CADA : c’est exigu mais déjà ça. Elle partage cette cuisine avec 5 autres familles. C’est très sommaire : chacune a accès à une double plaque électrique, un petit frigo et un casier sous clef et toutes se partagent un grand évier et une table. Elle nous montre ses quelques tentatives de plantations sur le rebord de la fenêtre. Elle a récupéré des pots de fromage blanc pour y planter aromates et racines. Elle énumère aussi les activités organisées par le CADA en ce début d’été auxquelles elle participe avec sa fille et les autres résidents : baignade à la plage de Miribel, jeux à l’Autre Soie, jardinage avec une association dans le jardin du foyer...

Finalement, après avoir quelque peu imposé notre présence dans son lieu de vie, nous nous y sentons peu à peu invitées. Elle raconte ses habitudes, ses pratiques dans cette cuisine, qui malgré la froideur apparente, semble être vécue comme un espace de convivialité, où elle vient de temps en temps cuisiner avec d’autres habitants avec lesquels elle s’est liée d’amitié. La sentant plus à l’aise, l’une d’entre nous lui demande s’il est éventuellement possible d’enregistrer les sons de la cuisine. Elle nous surprend à tout de suite se prendre au jeu, en se mettant à mimer une préparation : elle ouvre le frigo, saisit quelque chose, referme le frigo, pose l’objet sur le plan de travail, actionne la plaque, saisi une casserole, la passe sous l’eau, la frotte… tout ça sans un mot, juste pour faire sortir le son de son quotidien dans cette cuisine et nous le transmettre. Lorsque l’on coupe l’enregistrement, Ouerda, qu’elle avait entre temps couchée dans leur chambre, surgit en pleurs, manifestement énervée. On comprend que c’est parce qu’on parle à sa mère, et pas à elle, elle dit que nous sommes « ses copines ».  Nous avions en effet déjà passé une première après-midi avec elle et d’autres enfants la veille, en collant la fresque. Surprises et amusées, on éclate alors de rire, et annonçons que nous allons partir, les laisser tranquilles. Nexhmie prend alors sa fille dans les bras avant de nous raccompagner dans le couloir et nous invite à voir sa chambre. On reste prostrées sur le pas de la porte, elle nous incite à la rejoindre à l’intérieur. Encore une fois c’est un espace fonctionnel : 9 m², fenêtre PVC d’un mètre par un mètre, cabine de douche en plastique derrière une porte, un lit, un placard débordant, difficile de contenir les affaires de 2 vies dans 9m2. Nous la remercions chaleureusement et lui proposons de l’enregistrer pendant notre semaine de campement : elle est d’accord.

Je retournerai finalement l’enregistrer seule, une semaine après la résidence. Cet entretien enregistré s’est déroulé en présence téléphonique d’un interprète. La présence de cette tierce personne, le dialogue sous forme de question/réponse, la neutralité du lieu d’enregistrement, ainsi que le délai entre la première rencontre et ce moment-là ont empêché un échange naturel et fluide tel nous l’avions vécu auparavant.

Tant pis. Parfois les instants les plus précieux avec une personne que nous rencontrons ne sont pas enregistrés. C’est ce que peut provoquer notre dispositif Campement sonore : nous occupons un lieu pendant une semaine, nous y rencontrons diverses personnes. Certains acceptent de passer du temps avec nous, d’autres ont à faire ailleurs. Quand nous entamons une discussion avec une personne, nous ne savons jamais où celle-ci peut nous emmener, et si nous saurons saisir l’instant, le figer dans notre enregistreur pour pouvoir ensuite l’analyser et le façonner. Le contexte spatial, social et la temporalité sont déterminants : nous amorçons des discussions, en basculons certaines en enregistrements. Les récits ne se racontent jamais de la même manière d’un moment ou d’un lieu à un autre : d’une discussion avec un café devant la caravane à un espace clos et silencieux pour enregistrer, une multitude de paramètres se trouvent changés et influeront sur la continuité ou non de l’échange.

Depuis, nous avons reçu des nouvelles de Nexhmie et Ouerda : elles vont être relogées dans un appartement à Villeurbanne, proche du foyer, à proximité de l’école où la petite est scolarisée. Aux dernières nouvelles elles avaient fait l’état des lieux et attendaient les clés, symbole de leur accueil pérenne en France.

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